A Copenhague, l’incinération des déchets dans la tourmente

Article publié par Libération de Elena Blum - 1er avril 2018

L’incinérateur d’Amager Bakke, à Copenhague, devait être un modèle d’innovation et de valorisation des déchets. Au bord de la faillite, il menace aujourd’hui les ambitions écologiques du pays, en le forçant à importer des déchets.

En 2009, l’agence de traitement des déchets de l’agglomération copenhaguoise, l’Amagerforbrænding (AMF), décide de construire un nouvel incinérateur dans la capitale. Pourtant le Danemark est déjà en surcapacité d’incinération : les usines ne disposent pas de suffisamment de combustibles pour être efficaces, malgré les 759 kilos de déchets ménagers produits par personne et par an, un record en Europe.

Autre record, le Danemark est le pays européen qui incinère le plus de déchets. 52,6% de ces ordures ménagères sont brûlées pour produire de l’énergie et de la chaleur. « C’est une solution plus saine que l’enfouissement dans les décharges, affirme l’ingénieur et chercheur spécialisé sur les questions environnementales, Brian Vad Mathiesen. Mais l’incinération doit rester une façon de traiter les déchets, et ne pas devenir une source de revenus, au risque de remplacer la gestion verte des déchets. » La loi danoise prévoit que les ordures ne doivent être incinérées que si elles ne peuvent être ni réutilisées ni recyclées.

Pressions politiques

En 2010, l’AMF décide qu’Amager Bakke, la nouvelle centrale d’incinération, sera la plus grande et la plus performante du pays, en dépit des avertissements de l’Agence danoise de l’énergie. Cette dernière affirme que les prévisions de volumes de déchets sont largement surestimées. La ministre de l’Environnement, Ida Auken, s’oppose, elle aussi, à un projet qu’elle estime « absurde et désastreux ». Non seulement la centrale n’est pas nécessaire, mais elle pourrait inciter les Danois à produire plus de déchets, pour rentabiliser les investissements publics.

Un discret mais puissant lobbying se met en place, porté par les entrepreneurs du bâtiment danois, les syndicats européens de la valorisation des déchets, et le ministre des Finances de l’époque, le social-démocrate Bjarne Corydon. Ce dernier est alors également élu à Esbjerg, ville où se situe le siège de l’entreprise Babcock & Wilcox Vølund, en charge de la construction de l’incinérateur pour un milliard de couronnes (137 millions d’euros). Une aubaine pour cette commune du Jutland, à l’ouest du pays.

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L’expert politique auprès de l’Association de conservation de la nature du Danemark et du Bureau européen de l’environnement, Jens Peter Mortensen, dénonce le conflit d’intérêts de Bjarne Corydon : « Personne n’a jamais su ce qui s’était dit lors des négociations. Le Danemark est discret en ce qui concerne ce type de pratiques, on préfère appeler ça des méthodes à l’italienne. » L’ingérence du ministre dans les questions environnementales scandalise militants et élus. En 2012, quand le projet de super incinérateur est adopté, certains d’entre eux démissionnent voire quittent leur parti.

Pistes de ski et mur d’escalade

Mais la grogne populaire naissante est rapidement endiguée par une communication maitrisée. « L’AMF a rendu l’incinérateur populaire en installant des pistes de ski sur son toit », explique Brian Vad Mathiesen. Les Danois s’enthousiasment également pour le mur d’escalade de 80 mètres de haut construit sur les flancs de l’usine, pour les promenades végétalisées le long des pistes et pour le café panoramique au sommet de la centrale. Mais pour le Danemark, l’incinérateur est avant tout une vitrine commerciale. « Amager Bakke est une pub pour les usines danoises, affirme Jens Peter Mortensen. Copenhague veut vendre ses centrales partout dans le monde. Si le Royaume-Uni et la Pologne en ont commandé, c’est surtout le marché asiatique qui est visé. »

Mais l’image avant-gardiste de la construction se fissure : de nombreux problèmes techniques retardent la mise en service de l’incinérateur, initialement prévue pour l’automne 2016. Lorsque la combustion commence finalement en mars 2017, la valeur de l’entreprise a chuté. En cause, les nombreux travaux de réparation, la surestimation du volume de déchets et la chute du prix de l’électricité. La valeur de l’entreprise est aujourd’hui de 200 millions d’euros, avec une facture d’un demi milliard d’euros à la charge des contribuables.

110 000 tonnes de déchets à importer

La seule solution pour éviter à Amager Bakke la faillite : importer les 110 000 tonnes de déchets qui manquent pour assurer le bon fonctionnement de l’usine. Depuis des décennies, le Royaume-Uni paie le Danemark, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suède pour le débarrasser de ses ordures, une solution moins coûteuse que la mise en place de réelles politiques de gestion des déchets. Ces cinq dernières années, le Danemark a multiplié par six ses importations de déchets en provenance du Royaume-Uni.

Mais ce plan de sauvetage est menacé par une nouvelle réglementation européenne. Si les importations représentent plus de 20% du chiffre d’affaires d’un incinérateur public, les communes propriétaires perdent le monopole sur les déchets de leurs administrés. Les ordures seraient envoyées dans les centrales pratiquant les tarifs les plus bas, dans le pays ou à l’étranger. Amager Bakke devrait alors se tourner vers encore plus d’importation.

Un choix néfaste pour l’environnement : les ordures non triées des Britanniques comportent beaucoup plus de matières plastiques et de composants chimiques que les déchets danois recyclés au préalable. Les exhalations de dioxine et de PCB, hautement toxiques, se retrouvent déjà dans la chair des saumons de la mer baltique, menaçant le secteur halieutique.

L’importation de déchets obligerait les instances à faire un choix : trier les poubelles importées, ce qui réduirait leur masse et augmenterait leur tarif à la tonne, ou rejeter des substances nocives dans l’atmosphère. Copenhague devrait alors renoncer à son intention d’être homologuée ville sans carbone d’ici 2025.

Elena Blum

Vidéo d’Arte Vox Pop
https://www.youtube.com/watch?v=tGq8yQ9bkWc


Voir en ligne : http://www.liberation.fr/planete/20...