Nos déchets sont leurs profits. L’incinération des déchets, une histoire d’enfumage

Article publié par l’Humanité, 2 juillet 2018
par Alexandra Chaignon

Votre révélation. Si le meilleur déchet reste celui qu’on ne produit pas, on en est encore loin. Démonstration dans l’Aube, où un projet d’incinérateur prévoit non pas d’éliminer les ordures mais de les transformer. Pour le plus grand profit des géants du secteur.

« Rien ne se perd, tout se transforme. » Cette maxime attribuée à Lavoisier sied parfaitement au projet d’incinérateur prévu à La Chapelle-Saint-Luc, dans l’Aube. Pour résoudre la problématique de l’enfouissement des détritus, le Syndicat départemental d’élimination des déchets de l’Aube (Sdeda) a opté pour un équipement qui prévoit de transformer 60 000 tonnes d’ordures ménagères par an en chauffage et électricité d’ici 2020. « Ce n’est pas un incinérateur mais une unité de valorisation énergétique (UVE) », plaide d’emblée Danièle Boeglin, la présidente du syndicat. Lequel, « faute de compétences en interne », a délégué la construction et l’exploitation à une entreprise privée. En l’occurrence Veolia. « Seule la multinationale y trouvera son intérêt », prévient Jean-Pierre Cornevin, secrétaire fédéral du PCF de l’Aube.

Un avis partagé… Depuis quelques mois, la contestation grandit. « Pas opportun », « plus d’actualité »… Principale critique : ce projet a été déterminé avant la mise en place d’objectifs de réduction des déchets, de plans de prévention et de mesures d’incitation au tri. Plusieurs conseils municipaux, dont celui de La Chapelle-Saint-Luc, commune censée accueillir l’équipement, ont ainsi voté contre, arguant d’une réglementation en pleine évolution. Si l’idée a émergé en 2010, elle ne s’est concrétisée, aux yeux de la population, qu’en 2016, quand Veolia a remporté l’appel d’offres. Et c’est l’enquête publique, qui s’est achevée le 29 mai dernier avec un avis positif à la clé – ultime étape avant la décision finale du préfet –, qui a fini de réveiller les consciences. Un temps favorable, le maire LR de Troyes et président de l’agglomération, François Baroin, estime aujourd’hui qu’un moratoire est « sans doute nécessaire ».

« Un certain nombre d’élus ont vu cet équipement comme une solution clés en main. Ils se sont dits “on va résoudre le problème pour vingt ans” », analyse Thibault Turchet, juriste au sein de l’ONG Zero Waste. Des arguments réfutés par la présidente du Sdeda, qui récite la com de Veolia : « Cet équipement a été sous-évalué pour anticiper la baisse des déchets. » Et d’évoquer un schéma de prévention « en cours d’élaboration »… qu’elle est incapable de nous détailler… Pour elle, comme pour Veolia (sic !), la réduction des déchets et la construction d’une UVE ne sont d’ailleurs « pas opposées mais complémentaires »…

« Il faudrait commencer par réduire les déchets »

Faux, rétorquent les opposants, dénonçant une surcapacité au regard de la réglementation, qui doit se traduire dans les prochaines années par la généralisation de certaines mesures (collecte des biodéchets, tarification incitative) et par une évolution de la fiscalité défavorable à l’incinération. En effet, la loi de transition énergétique pour la croissance verte (TECV) a fixé un taux de recyclage de 60 % des déchets à l’horizon 2030 et une réduction de l’enfouissement de 50 %. « Ce n’est pas une usine gigantesque mais elle semble prématurée par rapport aux performances du territoire. Avant d’incinérer, il faudrait commencer par réduire les déchets », insiste le militant de l’ONG, jugeant le département « loin des performances à atteindre sur les premiers échelons de la hiérarchie européenne » (priorité à la prévention, puis le réemploi, le recyclage, l’incinération et l’enfouissement).

De fait, si les volumes de déchets diminuent dans le département – ils sont passés de 100 000 à 81 000 tonnes entre 2007 et 2017 –, le recours à l’enfouissement reste important et la prévention peu développée : seuls deux des 21 EPCI (établissement public de coopération intercommunale) ont ainsi élaboré un plan de prévention des déchets, pourtant obligatoire depuis… 2015 ! « Ce projet arrive bien trop tard… ou bien trop tôt. Le contexte a changé. Quand on regarde aujourd’hui la quantité de déchets produits dans le département, on se doute que la courbe naturelle ne peut être que descendante », assure Olivier Girardin, le maire PS de La Chapelle-Saint-Luc. « Certaines communes ont atteint 134 kg par an et par habitant, quand le Sdeda, lui, table sur une réduction de… 30 % en 2026, avec 220 kg par an et par habitant. Le syndicat laisse entendre qu’il n’y a pas d’autre solution, alors que manifestement, tout n’a pas été tenté pour améliorer les choses… »

« En passant du mode de traitement actuel par stockage au traitement avec valorisation énergétique, on monte dans la hiérarchie des modes de traitement dans une logique vertueuse », nous rétorque Veolia. Car ce qui importe dans cette affaire, ce n’est pas tant l’élimination des déchets que la revente de chaleur et d’électricité. La multinationale a donc tout intérêt à ne pas réduire le volume des déchets pour faire fonctionner l’incinérateur, baptisé Valaubia. Car son objectif est bel et bien de rentabiliser son chiffre d’affaires : 240 millions d’euros ! Selon les termes du contrat négocié avec le Sdeda, la multinationale assure et finance, à hauteur de 78 millions d’euros, la construction et la gestion pendant vingt-cinq ans de l’incinérateur, et se rembourse en facturant à la collectivité la prise en charge de ce service.

Cette redevance a été fixée à 108 euros la tonne, un montant calculé sur des estimations de ventes de vapeur. Un accord avec Michelin semble acté (le fabricant de pneumatiques s’est engagé à racheter de la vapeur à un prix défiant toute concurrence en échange de la vente du terrain sur lequel doit être construit l’incinérateur), mais cela ne semble pas le cas avec l’industriel voisin Mefro Wheels, en raison de désaccords de prix, ni même avec la métropole de Troyes. Si Valaubia ne parvient pas à vendre la chaleur au prix qu’elle a estimé pour assurer son chiffre d’affaires, de grosses incertitudes risquent de peser sur ses recettes, et donc sur la redevance, et in fine, sur les impôts des contribuables ! Interrogée à ce sujet, Danièle Boeglin assure que « le traitement pour les usagers n’augmentera pas ». Doute des opposants : « Aucune garantie n’existe sur ces montants. Un changement significatif de la législation ou de la réglementation peut conduire Veolia à renégocier à la hausse ces 108 euros. »

Un projet mené dans la plus parfaite opacité

Quid de l’intérêt général ? Certains éléments interrogent sur la nature des tractations : ainsi, l’équipe du Sdeda est dirigée depuis 2005 par un cabinet de conseil, LB Collectivités. Rien d’anormal. Sauf qu’un document que s’est procuré l’Humanité montre que ce cabinet, qui élabore le budget du syndicat, a aussi assuré des formations chez… Veolia ! Et selon une source, c’est ce même cabinet qui a « analysé les offres des prestataires qui ont conduit au choix de… Veolia » !

« Force est de constater que ce projet a été mené dans la plus parfaite opacité », déplorent les associations écologistes du département. Marc Bret, conseiller départemental (divers gauche), lui, n’hésite pas à parler de « déni de démocratie » : « L’enquête en cours intervient après le choix du concepteur-gestionnaire de l’incinérateur. Le contrat de DSP avec Veolia a été signé en septembre 2016, après la délivrance du permis de construire… » Droite dans ses bottes, la présidente du Sdeda réfute toute « anomalie » : « Toutes les procédures ont été faites en conformité avec la loi. Les études disent que tout va bien. » En effet, l’incinérateur serait « sans danger », comme le prouvent les études réalisées… par la compagnie ! De quoi inquiéter les proches habitations, situées à côté de vignes classées AOC.

Encore réservé il y a peu, Olivier Girardin est « convaincu que le projet ne doit pas se faire ». Alors que le préfet pourrait donner son accord, l’édile n’exclut plus d’aller en justice. Ce qui n’arrêtera pas les « pro ». Il faut dire que si ce projet était compromis, le Sdeda devrait indemniser Veolia ! Gagnant sur toute la ligne !

Une réalité qui dément la justification de l’incinérateur

Le bon fonctionnement d’un tel incinérateur repose sur la possibilité de brûler des matériaux qui disposent d’un bon pouvoir calorifique. Dit autrement : mieux vaut brûler du plastique, du carton, des restes de repas – en gros ce que contient la poubelle grise, et qui sont recyclables et/ou compostables – que des gravats. Il est facile de comprendre qu’en privant l’incinérateur de ces matériaux, et notamment du plastique, on le prive également de sa meilleure matière première. En somme, la baisse globale des déchets et la baisse des plastiques dans les ordures compromettent fortement l’efficacité de l’incinérateur et sa rentabilité.


Voir en ligne : https://www.humanite.fr/lincinerati...

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